1. Résumé.  Dans la perspective de la reprise des pourparlers de paix sur la Syrie, le Liban doit agir aux niveaux national et international pour parer aux graves conséquences que pourrait avoir le conflit Syrien sur sa sécurité, son économie et sa société. Alors que la “communauté internationale” affirme son attachement de principe à la stabilité du Liban, sa politique effective sur l’exode syrien massif pousse le Liban au bord du précipice. Déjà surpeuplé et proie aux divisions internes, le Liban connaît une immigration d’une ampleur sans précédent, et peut-être irréversible. Son salut tient à sa détermination, et à la volonté des parties prenantes au conflit et ayant intérêt à y mettre terme, d’agir pour: (i) établir des zones sécurisées en Syrie; et (ii) offrir asile aux réfugiés selon des quotas agrées par pays. Dans ce cadre, le Liban devra réévaluer les politiques actuelles et les dispositions institutionnelles et logistiques attenant au séjour et à l’aide aux réfugiés.

 

  1. Est-ce le destin du Liban d’être à jamais le camp de réfugiés du Moyen-Orient? Portant un fardeau inéquitable et sans pareil, le Liban est le premier parmi les pays d’accueil pour réfugiés probablement en chiffres absolus, et incontestablement par rapport à sa superficie et population. La guerre civile de Syrie, devenue conflit mondial, a déraciné la moitié de sa population – sept millions à l’intérieur des frontières et cinq millions au delà. Les rentrées nourries de Syriens au Liban en ont fait un refuge pour un million deux cent mille réfugiés enregistrés, en plus des Syriens qui se trouvaient au Liban avant la guerre, et de soixante mille naissances syriennes jusque-là recensées – un total qui surpasse le tiers des citoyens libanais résidents. Ce flux pèse d’un lourd tribut sur l’économie nationale ainsi que sur le budget et la capacité, déjà déficiente, de l’Etat à assurer les services publics requis. L’augmentation soudaine de 30% de la demande, sans croissance correspondante de l’offre, crée un “choc économique” qui entame la productivité de l’économie et le niveau de vie, en particulier au Liban, loin d’avoir encore éliminé les séquelles de sa propre guerre civile (1975-90) et remis à niveau son infrastructure.

 

  1. Les effets induits de la guerre de Syrie ont nui au Liban et à son économie de services tributaire de la stabilité politique. Les répercussions en sont notables par la baisse du niveau de l’investissement et de l’emploi, l’entrave aux transports routiers et voies commerciales, et le déclin du tourisme. Avec l’énorme pression des réfugiés, la facture devient prohibitive et bien au delà du seuil de tolérance de l’économie nationale et des finances publiques. Le coût annuel de la crise est estimé à: (i) US$2,5 milliards en “perte à gagner” – soit l’équivalent de 5% – du produit intérieur brut; et (ii) US$1,7 milliards en dépenses budgétaires pour soins médicaux, enseignement (200.000 Syriens pour 250.000 Libanais dans les écoles publiques), et subventions diverses (électricité, eau..) aux réfugiés, et en recettes budgétaires non réalisées du fait d’une économie fragilisée. Les retombées sociales sur les couches démunies ne sont pas moins sévères, car le flux démesuré de réfugiés a accru la main d’œuvre, poussant à la baisse les niveaux de salaire et de vie. L’effet délétère a été: (i) de doubler le taux de chômage par rapport à son niveau d’avant-guerre, en particulier parmi les travailleurs non qualifiés dans les régions frontalières les plus pauvres et qui abritent le plus grand contingent de réfugiés; et (ii) d’ajouter 170.000 personnes au un million de Libanais vivant sous le seuil de pauvreté.

 

  1. Complexe et dévastateur, le conflit syrien peut présager un long séjour, irréversible peut-être, des réfugiés au Liban. “Tous les réfugiés n’ont pas été créés égaux”. Supposons que ces réfugiés aient fui suite à des inondations de l’Euphrate. Un relevé de l’état des lieux déterminerait de façon relativement fiable les paramètres, coûts et durée de la réhabilitation requise, et la communauté internationale travaillerait inlassablement pour assurer un retour rapide des déplacés. Le cas des réfugiés au Liban est différent, car toute prévision quant à la durée et l’issue du conflit serait aléatoire. Ce qui est sûr par contre, c’est que l’envergure du ravage et de la déprédation que l’intensité des combats a infligés au pays fera qu’une longue période sera nécessaire pour restaurer tant soit peu l’infrastructure, le parc de logement, l’outil de production et les moyens d’existence une fois la paix rétablie. Le fait aussi que cette même communauté internationale soit partie prenante au conflit n’assure pas son adhésion bénévole au efforts de reconstruction dans tout scénario de retour à la paix. Par ailleurs, le nettoyage ethnique pratiqué par les groupes divers pour assoir leur emprise territoriale fera obstacle au retour de nombreux Syriens aux foyers dont ils ont été chassés – l’Histoire, dont celle du Liban hélas, ne manque pas de telles tragédies. Tout cela ne fera que proroger, indéfiniment peut-être, la présence au Liban de nombreux Syriens. Les déclarations du Conseil de sécurité de l’ONU sur le retour “volontaire” des réfugiés une fois la paix rétablie sont, à cet égard, de mauvais augure.

 

  1. L’incendie dont le foyer s’est déclaré en Syrie peut se propager, consumer le Liban et déstabiliser davantage la région. Parmi les retombées néfastes du conflit sur le Liban, d’aucunes ne sont plus à même d’être contenues. Dans certaines régions, la présence fournie et prolongée des réfugiés évince les autochtones, en leur propre fief, du marché du travail et de l’accès au logement, attisant les conflits sociaux et creusant un fossé d’hostilité et de méfiance avec les communautés d’accueil. Pour le Liban, maîtriser cet aspect de la crise est essentiel pour la préservation de ses équilibres démographiques, régionaux, urbains, environnementaux, économiques et sociaux. En outre, des litiges latents, inhérents aux relations libanaises-syriennes-régionales sont une source potentielle d’éruption de violences sur le sol libanais, comme en témoignent les affrontements de « Jroud Arsal » qui opposent, sur près de 10% du territoire national, Daesh et al-Nosra à l’armée libanaise, et l’un à l’autre. Le danger est accentué par le gouffre qui sépare les Libanais eux-mêmes quant à leurs positions et alliances concernant la guerre de Syrie qui a déjà franchi la frontière nationale dans les deux sens. Insécurité et instabilité sont aussi à craindre du fait de l’inévitable infiltration d’éléments radicaux et criminels parmi les vagues successives de réfugiés. Des risques émanent également de migrants vivant dans des conditions économiques désespérées qui enfreindraient l’ordre et la loi, ou en milieux insalubres qui augmentent l’incidence et la propagation des maladies.

 

  1. Le Liban, en assumant ses responsabilités humanitaires de pays hôte, doit faire la distinction entre refugiés de guerre et migrants économiques. La politique du Liban qui offre les mêmes services (éducation, santé, infrastructure,..) aux réfugiés qu’aux citoyens, ne pouvait que motiver l’exode économique, et non seulement sécuritaire, des Syriens vers le Liban voisin où le niveau de vie, mesuré par le revenu moyen par habitant, est maintenant dix fois plus élevé qu’en Syrie. La preuve en était l’afflux de migrants à un rythme indépendant des réalités du terrain en Syrie – violents combats ou accalmies, les entrées se poursuivaient sans relâche, y compris de zones (Alep) éloignées de la frontière Libanaise et des champs de bataille. La norme, de part le monde, intime au pays hôte d’assurer aux réfugiés les besoins essentiels dans l’hypothèse que leur séjour est temporaire, dans l’attente de la première occasion de rentrer chez eux. De ce fait, les droits et privilèges des citoyens libanais, qui déjà grèvent lourdement le budget, ne sauraient constituer la référence pour les programmes d’assistance aux réfugiés de guerre.

 

  1. Les institutions d’Etat libanaises doivent avoir l’exclusivité de la gestion du dossier des réfugiés, en coordination avec les donateurs. Pour aider les réfugiés et les communautés d’accueil, le gouvernement en consultation avec les donateurs, avait élaboré en 2013 une “Feuille de Route pour les Interventions Prioritaires” qui seraient financées par les parties externes sous la direction des institutions libanaises compétentes avec la supervision conjointe des donateurs. De plus, pour répondre aux attentes des donateurs sur les questions de gouvernance et transparence, le Liban avait proposé que le conduit de l’aide extérieure soit le “Fonds d’affectation spéciale pour la Syrie” qui serait administré par la Banque mondiale suivant ses règles prudentielles. Cette approche n’a pas été observée. Mis en place il y a deux ans, les engagements en faveur du “Fonds” se montent à la modique somme de US$75 millions, pour des besoins estimés à US$4 milliards.

 

  1. Le Liban appelle à la répartition équitable des réfugiés entre pays d’accueil, alors que la communauté internationale veut les cantonner dans les pays du voisinage. La solution du problème des réfugiés réside dans une réponse globale à une tragédie qu’il faut cesser de considérer comme une affliction géographique ne concernant que les voisins de la Syrie. Les pays concernés par l’avenir de la Syrie, ou embarqués dans la guerre qui y fait rage – directement ou indirectement par le financement ou l’armement des factions en présence – doivent partager la responsabilité des conséquences dévastatrices de ce conflit en donnant asile aux Syriens déplacés (en particulier le monde Arabe dont la réponse à l’admission de réfugiés est des plus décevantes). La répartition se ferait selon des quotas par pays – concept proposé au sein même de l’Union Européenne – sur base de la superficie, population, densité et économie du pays. Lorsque les réfugiés dépassent en nombre la limite établie, ils trouveraient accueil dans les pays où le plafond n’est pas atteint. Cette proposition est ignorée par les états influents qui se sont constamment opposés à toute politique d’entrée conditionnelle de réfugiés aux pays tiers, tout en limitant l’accès aux leurs. En vérité, la communauté internationale voit dans les pays voisins de la Syrie la seule muraille qui puisse endiguer le flux de migrants vers l’Ouest, et essaye d’ancrer les réfugiés au Liban, en Jordanie et en Turquie, sans souci aucun quand aux coûts et autres conséquences d’une telle présence. Un moyen efficace pour atteindre cet objectif est d’absorber les Syriens dans le tissu économique, social et urbain des pays d’accueil, et en faire une partie intégrante de la main-d’œuvre nationale. Cela explique l’insistance de la communauté internationale sur les programmes dédiés à la création d’emplois pour réfugiés syriens, injonction que le Liban rejette fermement.

 

  1. Pour le Liban, la question de fond est celle du nombre de réfugiés, plus que l’aide pécuniaire qui leur est accordée. Aussi dramatique que la situation en Syrie puisse être, le Liban a une capacité donnée quand au total de réfugiés qu’il peut accommoder en leur assurant un minimum de soins tout en maintenant la stabilité, la sécurité et les équilibres fragiles de la nation. Le Liban portera son juste lot, mais guère plus, dans le cadre du système de quota, d’ailleurs déjà largement franchi quelque soient les normes de répartition – l’immigration syrienne ayant accru la densité de plus du tiers, à 600 habitants/km2, soit le cinquième rang mondial hormis les cité-nations. (Une comparaison serait un afflux soudain de 24 millions de réfugiés en France … ce qui ne porterait la densité qu’à 135 personnes/km2.) Dans ce cadre, le Liban devrait revoir les politiques et dispositions logistiques, y compris le regroupement de réfugiés pour améliorer la coordination et l’apport de l’aide, ainsi que la conduite, le cas échéant, de transferts entre pays observant les quotas. Dans ces zones de regroupement, et seulement là-dedans, des activités génératrices de travail pourraient être financées par les donateurs. Au Liban, l’option de regroupements mérite d’être considérée sur son propre mérite en dépit de la réticence à la notion même de “camps” que beaucoup de Libanais, du fait de l’expérience palestinienne, associent à des îlots retranchés de misère et de militantisme qui peuvent à terme saper les institutions de l’Etat et échapper à son autorité.

 

  1. 10. Le temps est propice à l’établissement de zones sécurisées en Syrie. L’évolution des positions sur le terrain des parties au conflit au cours des cinq années de guerre a délimité des régions relativement sûres qui ne sont plus sujet à dispute. La création de “zones sûres” pour réfugiés en ces lieux est une solution prometteuse, efficace et humaine, mais sans nul doute difficile. L’opposition à cette idée reposait sur l’argument qu’en l’absence de résolution du Conseil de Sécurité de l’ONU autorisant le recours à la force, son application exigeait le consentement de toutes les parties au conflit pour assurer la protection de ces colonies. Cette hypothèse ne pouvait être retenue vu le doute de la communauté internationale sur la capacité ou volonté des parties en lice de garantir la sécurité de telles zones. Mais depuis que les puissances étrangères exerçant une influence sur le sort tragique de la Syrie ont rejoint la mêlée et, sans autre mandat que celui qu’elles se sont arrogé au nom de leurs intérêts, mènent à leur gré des frappes aériennes, elles seraient tout aussi capables (si elles ne sont moralement tenues) de délimiter des espaces sécurisés où elles assureraient une protection aérienne, alors que des troupes de pays choisis maintiendraient l’ordre sur le sol. En ces enclaves, les Syriens qui ont quitté de force les zones de conflit accèderaient à l’aide de manière plus efficiente sans souffrir l’indignité de l’exil. Les pays voisins, Liban en premier, se verraient aussi épargnés les incalculables retombées d’un exode insoutenable.

 

  1. Pour le Liban, la priorité est de contenir la crise des réfugiés avant qu’il ne soit trop tard, dans le cadre d’une politique soutenue, non déraillée, par la communauté internationale. Paquebot sans ancre ni gouvernail en dérive dans l’épais brouillard de la guerre de Syrie, le Liban, pour éviter le naufrage, doit redéfinir la politique des réfugiés sur la base d’un large consensus national. L’exode syrien, initialement perçu comme un nuage passager devant se dissiper avec l’éclosion du “printemps arabe” en Syrie, s’avère un problème existentiel qui appelle une réponse imminente et radicale. Alors que la communauté internationale appuie “virtuellement” la stabilité et la sécurité du Liban, sa politique réelle – en partie celle de l’autruche, en partie mue par ses intérêts propres dont l’arrêt du flux de migrants – néglige les dislocations et bouleversements potentiels que la marée, peut-être irréversible, d’immigration syrienne, fait peser sur le Liban, compromettant sa stabilité, sa sécurité, son économie, sa paix sociale et cohésion nationale.

 

Samir El Daher

Economiste, Ingénieur des Mines

Ancien Conseiller à la Banque mondiale

Février 2016